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Tatouage et occitan, les deux langues de Rodin Kaufmann. Chanson de geste

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Je publie aujourd’hui un billet sur le tatouage, en prolongation de ma série d’hiver 2011 Scriptocorpus et dans le contexte du colloque “Écriture et psychanalyse” auquel je participe la semaine prochaine à Rio. J’y parlerai d’écritures éphémères cette fois, en partant de la dedipix pour aborder d’autres formes actuelles, en particulier féministes, de scripturalité corporelle. Ce billet est un récit de vie de tatoué, si l’on peut dire. Rodin m’a contactée pendant la publication de Scriptocorpus, m’a parlé de son rapport intense et profond à ses tatouages, rapport dans lequel est mis en jeu un fort rapport à la langue, on le verra. J’ai été très intéressée par cette parole sur les marques du corps, d’autant plus que j’étais en pleine réflexion sur la question avec la précieuse Anna Mazas, dont j’avais lu, que dis-je dévoré, l’ouvrage Life under my skin, que j’avais rencontrée, et avec laquelle j’avais commencé une collaboration qui sera, j’en suis sûre, longue et fructueuse : un livre, un webdocumentaire, et de nombreux tattoo-drinks, selon sa jolie expression (le billet suivant sera consacré à la conférence que j’ai faite avec elle en mai dernier). Rodin a écrit le texte ci-dessous, augmenté d’un poème. C’est un texte fort, intime, de quelqu’un qui ne craint pas de mettre sa parole en jeu. Je le publie tel quel, sauf les liens que j’ai ajoutés. Bon voyage dans le riche et enrichissant univers du tatouage, bien loin des stéréotypes et des fascinations ordinaires. Merci, Rodin, pour la vérité de cette parole.

***

Je m’appelle Rodin Kaufmann, j’ai 31 ans. J’ai fait mon premier tatouage à 18 ans, sans connaître quoi que ce soit de cette pratique, et dans le secret le plus grand vis à vis de ma famille, voire même de mes amis.

Je ne sais pas très bien ce qui m’a motivé. Personne dans ma famille ne porte de tatouages, et en 1998 ce n’était pas encore une pratique aussi répandue qu’aujourd’hui. Mais c’était quelque chose que je voulais faire depuis au moins l’âge de 12 ou 13 ans.

Ce dont je me rappelle avec certitude c’est que l’appartenance culturelle et la symbolique personnelle a toujours été présente dans mon envie de tatouages.

L’occitan, langue reconquise, langue de la peau

Il me semble que dès la troisième fois où je me suis fait tatouer j’ai écrit des choses en occitan. Ce n’est pas ma langue maternelle, c’est une langue reconquise, je l’ai découverte et apprise à 20 ans. Depuis c’est ma langue quotidienne, professionnelle, intime. Dans le domaine de la création, et de l’amour, je n’écris quasiment plus en français. J’écris de la poésie, de la musique, et lorsque je dessine le peu de texte qu’il peut y avoir est en occitan. Je n’ai pas de revendication particulière, sinon que cette langue puisse exister dans la vie publique tant qu’il y aura des locuteurs qui voudront et aimeront la parler, non pas comme une langue “régionale”, mais comme un langue, sans qualificatif qui contribuerait à en faire une langue de seconde catégorie.

Pour revenir aux tatouages, je n’en ai pas fait pendant un long moment, peut être cinq ans. Principalement parce que je sentais que la pression, si faible soit-elle, de mon entourage était présente et je me sentais mal à l’aise avec celle-ci, d’autre part parce que je suis entré dans un moment de profonde réflexion. L’art, la culture et mon identité personnelle ont été les principales questions de cette réflexion. Je suis né d’un père allemand et d’une mère française, marseillaise comme j’aime à le dire, en Allemagne. Quand j’ai eu trois mois nous sommes partis au Maroc pendant 6 ans, puis 8 ans en Egypte et 2 ans au Liban avant que mes parents ne se séparent et que je vienne vivre dans la région de Marseille avec ma mère et ma soeur. Lorsque j’étais à l’étranger mes parents m’ont toujours encouragé à jouer dans la rue, ayant en ce sens une attitude assez contraire à ce que l’on retrouve bien souvent chez les Français expatriés. Je les en remercie car grâce à eux j’ai pu baigner dans un plurilinguisme poussé dès ma naissance. Le français, l’allemand et l’anglais ont toujours été présents à la maison, et en dehors l’arabe a toujours été pour moi la langue véhiculaire du jeu, de la vie de garçon grandissant dans son quartier. J’ai été mis à la maternelle dans une école marocaine où on ne parlait pas français, puis j’ai fait tout le reste de ma scolarité dans des lycées français.

Je me permets d’insister ici sur des points qui a priori n’ont aucun lien avec le tatouage, mais étant des éléments fondamentaux de ma construction personnelle, ils entrent en jeu dans les choix que j’ai fait par la suite en matière de tatouage.

Lorsque je suis revenu, ou bien arrivé, en France, j’avais 15 ans et j’entrais au lycée. J’ai très vite été confronté à une question problématique : d’où viens tu ? Je ne le savais pas. Je pouvais faire une liste des pays dans lesquels j’avais vécu, mais ça ne répondait pas à mon sens à la question. À l’étranger j’étais un français, mais pas seulement, j’étais aussi allemand et je me suis profondément senti égyptien, j’ai eu beaucoup de mal à quitter ce pays. Arrivé en France, je n’étais pas vraiment français. Je ne parlais pas avec l’accent local, bien que l’ayant eu lorsque j’étais tout petit, l’école de la République ayant pris le soin de l’effacer par les railleries, bien que pas forcément mal intentionnées, des instituteurs. Bien des fois je parlais mieux arabe que mes camarades de classe catalogués comme “arabes” malgré le fait qu’ils soient nés sur le territoire français, de parents bien souvent déjà français eux aussi.

Je me suis retrouvé dans une crise identitaire assez forte, et me suis senti à la fois apatride, et solitaire.

C’est alors que j’ai découvert l’occitan, un peu par hasard. Cette découverte a été comme un coup de foudre, une révélation. Je me suis rendu compte que cette langue avait toujours été présente dans ma vie, dans le français de ma mère, de ma grand-mère, et même dans les chansons de ma mère, et certaines phrases qu’elle me disait que je ne comprenais jamais. J’ai découvert une langue, et l’histoire d’un pays, cette histoire que l’école ne nous apprend pas, ces noms de lieux présents tout autour de moi qui n’étaient que des sons et qui d’un coup avaient un sens tellement logique.

J’avais toujours voulu faire de la musique, et j’en avais toujours fait. En voyant Lo còr de la plana jouer sur scène, j’ai sur que c’était cette musique que je devais faire, et que je devais chanter dans cette langue.

Je fais partie de ce groupe depuis dix ans. Voilà comment s’est construite mon identité actuelle, dans la pluralité, et la découverte d’un pays dont la culture et l’histoire étaient similaires à ma culture et mon histoire personnelle. Faites d’apports orientaux indéniables, sur une base fortement latine, résolument méditerranéennes.

Photo Guy Le Tattooer

“Au chaudron des sept douleurs nous avons tous notre écuelle”

Revenons maintenant aux tatouages. Etant passionné d’occitan et de tatouage, je me suis aussi intéressé aux formes tribales et communautaires du tatouage. Or il n’en existe pas en occitan. Alors j’ai cherché ce qui pouvait se rapprocher d’une forme urbaine de tatouage dans une langue latine, et c’est ainsi que j’ai découvert le tatouage latino-américain, au travers notamment du travail de Mister Cartoon. J’ai donc réfléchi à une manière de créer un rapprochement entre la langue occitane et cette pratique. C’est à ce moment là que le choix du noir absolu dans mes tatouages s’est fait, et j’y reste encore fidèle aujourd’hui.

J’ai eu une période où j’ai fait pas mal de tatouages en typographie gothique ou en cursive, en occitan, en cherchant dans cette voie. J’ai un ours en peluche dont un oeil a été arraché, au milieu d’un nuage de fumée, à l’intérieur du bras droit, il y a écrit “lagremas” en dessous, “larmes”. Je l’ai dessiné, et il a été fait à la suite d’un avortement qui m’a profondément touché. Sur l’avant bras droit j’ai écrit “au peiròu dei sèt dolors avèm toei nòstra escudèla” (au chaudron des sept douleurs nous avons tous notre écuelle). C’est un proverbe provençal qui était dit lors d’un décès, et qui me rappelle que l’issue est la même pour tous. Certains y voient un message négatif, personnellement cette phrase, ou en tout cas l’idée qu’elle véhicule, me rappelle que le temps passe vite et que le coeur n’a pas de place pour les regrets, je fais et dis tout ce que je pense, tant que je suis ici.

Sur ma main gauche il y a écrit “malastre”, sur la droite “fortuna”, “mauvaise étoile” et “chance”. Ces deux mains se croisent, se joignent, sans doute autant que les bons et les mauvais moments. C’est aussi un clin d’oeil à un classique du tatouage sur les mains, “love” et “hate”. Le dernier tatouage textuel que j’ai se trouve sur trois doigts de ma main droite, sous forme de rébus. Il y a écrit “pantais” (rêve) suivi d’un oeil, “veritat” (vérité) suivi d’un cœur, et une clé dont l’anneau est un point d’interrogation. La phrase qu’ils composent est la suivante: “dins mei pantais vieu la veritat dau còr que sa clau es un mistèri”  : dans mes rêves je vois la vérité du cœur dont la clé reste un mystère. Cette phrase illustre la relation particulière que j’ai avec une personne qui m’est très chère, et dont je ressens les moindres doutes, sentiments, peines, qui s’ils ne sont pas exprimés me “sautent aux yeux” dans des rêves qui me laissent particulièrement affecté.

Cependant, je fais de moins en moins de tatouages comportant du texte.

Être un “individu tatoué”

Il y a un an j’ai décidé d’assumer cette partie de moi même, de passer de “personne qui a des tatouages” à “individu tatoué”. Il y a une différence pour moi. J’ai le sentiment de me révéler, de devenir moi même.

Cette décision fait suite à la rencontre de Guy, et de son travail. J’ai découvert ses dessins et ses tatouages sur internet. J’ai eu, dans une moindre mesure certes, un peu le même coup de foudre qu’avec la langue occitane. J’ai cette espèce d’exclusivité, avec l’occitan, avec son travail, en amour…

Je l’ai donc immédiatement contacté, et suis allé le rencontrer à Toulouse. Mon projet était assez précis, je voulais un phoenix, et je voulais qu’il me couvre le torse, les deux bras, et le dos. C’était un gros projet pour lui je pense, autant que pour moi. Du point de vue du dessin, j’ai une confiance absolue en lui. Je lui ai donné des pistes, je voulais quelque chose qui ressemble aux estampes persanes que j’avais vu étant petit, au Simurgh, tout en étant une sorte de chimère. Mais l’oiseau était important, tout autant que la symbolique de la renaissance.

Deux mois se sont écoulés entre notre première entrevue et la première séance. Il devait me faire parvenir les dessins par mail mais il ne l’a pas fait par manque de temps. J’ai découvert le dessin le jour même. Je n’ai pas hésité une seconde, je lui ai dit “c’est parti”. La réalisation de ce tatouage a pris quatre séances de six heures.

Je savais que ce serait éprouvant, pour avoir eu une idée de ce qu’était la douleur dans le tatouage. Mais je n’avais jamais dépassé une séance de trois ou quatre heures et majoritairement sur les bras, qui restent moins douloureux que le torse je pense.

Chacune de ces séances a été un moment de lutte. Pour lui autant que pour moi, physiquement, autant que mentalement. Et je pense très sincèrement qu’au delà de la finalité du dessin carné, c’est aussi cette épreuve que je cherchais.

Photo Amic Bedel

Non pas que j’aie recherché à avoir mal, entendons-nous, mais il m’est apparu un besoin de “passer à autre chose”, traverser une épreuve, tout en sachant que j’en sortirais. Vingt quatre heures de tatouage, pour moi c’était mon rite initiatique, peut être celui du passage à l’âge adulte, la nouvelle naissance. Bien souvent, dans les sociétés dites “traditionnelles” ou “primitives” le tatouage a une fonction rituelle. J’ai pu en faire l’expérience en Nouvelle Zélande, me faisant tatouer par des Maoris qui nous avaient accueillis dans leur tribu, et dont la cause occitane avait fait écho à leur lutte culturelle. J’ai vu aussi une femme âgée se faire tatouer le ta moko sur le menton entourée de sa famille.

Toujours est-il que dans notre société, il n’y a plus de rite de passage à l’âge adulte à proprement parler. Non pas que je pense qu’il faille un rituel de manière absolue, mais j’en ai ressenti personnellement le besoin. Et pas d’un rituel ponctuel, comme un saut en parachute par exemple. Il me fallait un rituel long, qui se déroule, qu’il faut endurer, comme pour mériter le passage. Et c’est ainsi que je l’ai vécu. Je me suis senti très faible après la première séance, et puis en avançant, je me sentais fort en sortant, physiquement fatigué, mais fier de la bataille. Fier d’avoir partagé cette “lutte” avec un artiste talentueux comme Guy, car c’est bien une lutte. J’ai du apprendre à accepter la douleur, la regarder en face, pour me détendre au maximum, car lui de son côté luttait contre mes réflexes et mes crispations.

Ce qui m’a aussi attiré dans cette démarche c’est la relation “circulaire” qu’il y a avec le tatoueur. J’ai une idée, je la lui transmets, il la met en image, puis la dessine sur moi, faisant de moi le support ou l’objet de ma propre idée. Mais je suis aussi le support de son œuvre. Et nous luttons l’un contre l’autre pour que cette œuvre commune existe. Je trouve ça fascinant. J’irai même plus loin en disant que le tatouage est une forme de poésie, et peut tout à fait l’être si on s’en réfère au sens initial de ποίησις

La poésie, comme le tatouage, est un rapport au monde

Je crois que la poésie n’a pas de forme exclusive. La poésie est un rapport au monde. Elle peut s’exprimer sous une forme littéraire, tout autant que purement visuelle, mais dans bien des cas aussi dans l’acte, ou la parole du quotidien. Il en va de même dans le tatouage. En recouvrant mon corps de ces dessins, je deviens un objet poétique, je poétise ma chair périssable. Ce sont des rébus qui charmeront l’oeil ou le feront fuir, provoquerons admiration, questionnement ou dégoût, mais dont le sens intime ne sera déchiffrable que par moi même, ce sera ma chanson de geste, et dans la recherche de l’équilibre entre le raffinement et le sens, voire le double sens, ça sera ma forme de trobar.



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